L’ejiao, une potion à base de gélatine de peau d’âne utilisée dans la médecine traditionnelle chinoise, décime depuis plusieurs années la population asine dans le monde, qui se réduit comme peau de chagrin… Le trafic de peaux d’âne est si lucratif que les mesures récemment prises par les autorités africaines et brésiliennes pour l’interdire apparaissent illusoires. État des lieux.
L’ejiao est un remède ancien qui est de plus en plus consommé, à la fois comme médicament pour les poumons, les reins ou le foie et comme complément de santé. Les Chinois lui prêtent des propriétés toniques, pour renforcer l’immunité sanguine, la qualité des fluides vitaux et le sommeil, ainsi que pour ralentir l’inévitable vieillissement de l’humain et guérir toute une série de troubles de santé, notamment les vertiges, la toux sèche, la fatigue chronique, l’insomnie et même les tumeurs cancéreuses.
La peau d’âne ne connaît pas la crise
Malheureusement, en Chine, le bénéfice net annuel de la vente de l’ejiao a bondi de 77,1 % en 2022, pour atteindre 780 millions de yuans (104 millions d’euros). Sur le marché intérieur chinois, la gélatine de peau d’âne se vend désormais environ 780 € le kilo. On est loin des années 90 lorsque l’industrie de l’ejiao consommait environ 400 000 peaux par an, la Chine possédant alors la plus grande population d’ânes au monde. Aujourd’hui, cette exploitation nécessite environ 5 millions de peaux d’ânes chaque année. Pour comprendre l’importance de ce chiffre, il faut le comparer à la population mondiale d’ânes : 53 millions ! En outre, comme le renouvellement de la population asine est très faible, un tel massacre peut laisser craindre une probable extinction de l’espèce dans les vingt prochaines années si rien n’est fait.
Des difficultés d’approvisionnement
En manque de peaux, l’industrie chinoise s’est alors tournée vers l’Afrique qui abrite les deux tiers de la population asine mondiale. Et face à la hausse de la demande et donc des prix, posséder un âne en Afrique devient financièrement impossible. C’est également une source d’insécurité pour les familles qui possèdent cet équidé, car un véritable trafic s’est développé sur tout le continent pour voler les ânes domestiques. Au Niger, le prix moyen d’un âne est passé de 29 € à 122 € entre 2012 et 2016. Les exportations de peaux sont passées de 27 000 à 80 000 entre 2015 et 2016. Au Kenya, les prix ont plus que doublé sur la seule année de 2017. Au Mali, en 2023, 300 ânes sont abattus par jour pour exporter les peaux en Chine. Au Burkina Faso, environ 19 tonnes de peaux d’âne ont été exportées vers la Chine entre octobre 2015 et janvier 2016.
Au-delà de l’appauvrissement des populations humaines, il s’agit également de leur survie, l’âne étant considéré comme un atout indispensable à leur subsistance au quotidien. Plus qu’un outil pour la production agricole, l’âne participe activement aux tâches quotidiennes comme le transport de marchandises, l’approvisionnement en eau, etc. Six pays africains ont interdit les exportations de peaux d’ânes et six autres ont ordonné la fermeture des abattoirs d’ânes. Cependant, ces mesures ne sont pas parvenues à endiguer le trafic de peaux et ont même favorisé le commerce illégal. En Afrique du Sud, des mesures ont été prises pour limiter l’exportation des peaux en s’appuyant sur des considérations sanitaires. En vain. Les animaux sont abattus dans des conditions d’hygiène et de souffrance sans commune mesure (avec un simple marteau et un couteau, voire écorchés à vif). Sans oublier le fait que « les ânes peuvent être transportés sur de grandes distances depuis l’Afrique du Nord, le Tchad et le Cameroun vers le Burkina Faso, où un vaste marché existe. De là, ils sont transportés au Ghana où ils sont abattus. On estime que 100 000 ânes y sont tués chaque année et les peaux sont exportées vers la Chine et Hong Kong ».
Un commerce plus rentable que celui des espèces sauvages ?
Cette industrie de plus en plus illégale et lucrative attire prioritairement les réseaux de trafiquants d’espèces sauvages. Dans son rapport de mai 2022, le Donkey Sanctuary déclare qu’il existe un « vaste réseau criminel organisé en ligne qui offre des peaux d’âne à la vente, ainsi que d’autres produits illégaux issus de la faune sauvage, notamment des cornes de rhinocéros, des écailles de pangolin, de l’ivoire d’éléphant et des peaux de tigre ».
Sans doute parce qu’on prête à la peau d’âne des vertus médicinales aussi puissantes que la corne de rhinocéros, les mesures de dissuasion sont à la hauteur du risque. Clôtures électrifiées, alarmes, micropuces insérées sur les animaux, autant de mesures prises par l’Afrique du Sud pour protéger ses ânes. Mais cette protection reste dérisoire vu l’ampleur du réseau mafieux développé en Afrique.
Un risque sanitaire surveillé par la Chine
Ce commerce contribue à propager des maladies zoonotiques de l’Afrique vers l’Asie. Des tests génétiques réalisés sur des peaux provenant d’un abattoir au Kenya ont révélé des échantillons positifs au virus de la peste équine et au Staphylococcus aureus résistant à la méticilline (Sarm), une bactérie résistante aux antibiotiques qui pose de sérieux problèmes de santé publique dans le monde entier. Il est reconnu que les échanges mondiaux favorisent la dispersion des maladies et des zoonoses. Dans le cas du commerce de peaux d’âne, plusieurs étapes mettent à mal la biosécurité :
- les ânes parcourent souvent des centaines de kilomètres jusqu’aux abattoirs, traversant les frontières nationales ;
- les installations à l’arrivée des ânes, qu’elles soient agréées ou non, ainsi que les contrôles vétérinaires et de biosécurité sont généralement insuffisants pour empêcher l’abattage d’animaux malades ou blessés ;
- les ânes conduits à l’abattoir sont susceptibles de transmettre des maladies aux animaux qu’ils rencontrent en cours de route. En 2019, par exemple, une épidémie de grippe équine a infecté plus de 3 000 chevaux et ânes au Nigeria, tuant 270 d’entre eux. Les experts n’ont pas confirmé l’origine de l’épidémie, mais l’Organisation mondiale de la santé animale a mis en cause les mouvements illégaux d’ânes provenant d’un pays voisin ;
- les réglementations nationales et internationales relatives au commerce des animaux et de leurs produits existent, mais en raison de l’absence d’une chaîne d’approvisionnement établie pour les ânes et de la vitesse à laquelle cette industrie s’est développée, le commerce de la peau d’âne est peu réglementé et surveillé.
Une lueur d’espoir en 2024 ?
Plusieurs mesures pourraient enrayer ce trafic. D’abord, la Chine a développé une stratégie coloniale en Afrique basée sur une certaine “compensation” pour les populations locales. Ainsi, elle a rapidement pris des mesures réglementaires sur les importations agricoles africaines afin de protéger la sécurité alimentaire nationale, mais aussi les moyens de subsistance. Une approche qui pourrait aboutir dans les prochaines années à un régime d’importation tout aussi strict pour le commerce de peaux d’âne, en poursuivant en justice ceux qui se livrent au trafic illégal. Mais la Chine saura-t-elle se doter des outils juridiques et répressifs suffisants pour lutter contre un système mafieux bien organisé en Afrique ?
En parallèle, en novembre dernier, le Comité technique spécialisé sur l’agriculture, le développement rural, l’eau et l’environnement de l’Union africaine a approuvé un rapport appelant à un moratoire sur le commerce des peaux d’âne. Des recommandations ont été faites afin que l’assemblée des chefs d’État et de gouvernement puisse adopter ces mesures de lutte contre le trafic dès février 2024, avec un moratoire sur quinze ans (donc non définitif). Ces décisions historiques sont portées par un rapport du Bureau interafricain des ressources animales de l’Union africaine (UA-IBAR) et de la Coalition internationale pour les équidés de travail (ICWE) intitulé « Les ânes en Afrique aujourd’hui et dans le futur ». Une lueur d’espoir, mais avec de grandes interrogations tout de même : suffisamment de pays africains respecteront-ils cette décision visant à mettre fin à ce commerce et à préserver cette espèce indispensable à la subsistance de nombreuses populations rurales ?
Le Brésil aussi doit faire face à la même problématique. Les commissions de l’agriculture et de l’environnement du Congrès brésilien ont ainsi rédigé un projet de loi interdisant l’abattage des ânes et des chevaux. À suivre…